> Des gares culturelles et patrimoniales comme moteurs de leurs territoires

22062016

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Capture d’écran 2016-06-22 à 23.51.25Le 13 juin dernier, je participais à Paris, dans les locaux de Gares&Connexions, à une journée de séminaire intitulée « Quand la culture s’invite en gare : art, patrimoine et créativité en partage ». Organisée dans le cadre de la Chaire Gare, programme de recherche-action conduit entre autres par l’ENTPE et Gares&Connexions, cette journée réunissait de nombreux experts travaillant le croisement entre création artistique, action culturelle et valorisation patrimoniale. Venue clore un cycle de trois journées dont les deux premières étaient consacrées au numérique et aux nouveaux services en gare, cette journée a permis de découvrir plusieurs initiatives intéressantes d’inclusion de l’art dans les gares ferroviaires, éclairées du regard et de l’expérience d’universitaires français et étrangers.

A travers les cinq axes développés par la SNCF dans sa réflexion sur cette transition culturelle – la gare comme vitrine, comme scène ouverte, comme galerie, comme résidence ou comme objet engagé –, il s’agissait selon les mots de Nacima Baron, géographe qui pilote la Chaire Gare, de comprendre la culture « comme stratégie d’insertion des gares dans leur environnement urbain », et donc de penser la gare comme une « ressource » dont les potentiels peuvent dépasser la seule fonction transport. Bien entendu, les gares ne sont pas des lieux anodins : il faut faire avec de nombreuses contraintes d’exploitation industrielle, souvent peu compatibles avec l’irruption d’oeuvres d’art ou d’animations culturelles, tandis que la patrimonialité, parce qu’elle est inhérente à la gare, peut davantage s’affranchir de ces considérations.

Parmi les initiatives présentées,

  • celle portée par AREP et l’Ecole nationale supérieure d’art et de design de Saint-Etienne autour de la gare Carnot à Saint-Etienne, où a été réalisé avec les usagers un diagnostic sensible de cet équipement dégradé et pourtant fréquenté, dans l’optique de son renouvellement ;
  • celle du Hasard Ludique, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où un collectif spontané s’est vu attribuer par la Ville la gestion de l’ancienne gare Saint-Ouen, maillon de l’ancienne ligne de la Petite Ceinture, friche bien connue des amateurs d’urbex et de paysage. La gare, abandonnée depuis des années, est réinvestie par le collectif et les riverains, et devrait accueillir prochainement un lieu de rencontres et de concerts. Paul Smith, du Ministère de la Culture, invitait néanmoins les porteurs du projets à constater que la suppression du terme « gare Saint-Ouen » dans le nouveau projet constituait un gommage de patrimoine, et en dépit de la qualité et de l’enthousiasme communicatif des porteurs du projet, on était bien en droit de s’interroger sur la volonté apparente de rompre sémantiquement avec le passé ferroviaire du site (même si le projet dans sa globalité ne manque pas d’intérêt, loin de là) ;
  • le travail d’Isabelle Gournay, chercheuse à l’Université du Maryland, sur les petites gares ferroviaires américaines, qui montrait la qualité des reconversions de ces bâtiments quand ils perdent leur fonction ferroviaire, mais aussi de leurs valorisations quand ils la gardent ! Un tabou que la France a du mal à franchir en dépit du dynamisme persistant de son réseau et des idées qui y foisonnent.

Mais quelle peut être la valeur ajoutée des gares dans cette entreprise d’inclusion culturelle qui s’incarne autant dans l’entrée des objets de culture dans les gares que par la révélation de la dimension culturelle et patrimoniale de celles-ci ? Même si cela peut constituer une séduisante porte d’entrée vers les plus classiques institutions culturelles, considérer les gares comme de simples extensions (ou objets) de musées ou de galeries, penser leur muséification comme une parade à leur désaffection en tant que pôle de desserte et d’échanges ne saurait constituer une solution acceptable. Halte à la gentrification : les politiques culturelles doivent associer le plus grand nombre. En outre, la culture ne doit pas être présentée comme un alibi justifiant la déprise ferroviaire : les gares ne peuvent-elles (aussi) demeurer vivantes par leurs trains ? Comme l’avançait assez justement je crois Paul Smith, le meilleur moyen de préserver la patrimonialité des gares est bien d’en sauvegarder la fonction première. Et même si dans l’autre sens la valeur patrimoniale des gares ne paraît pas à elle-seule pouvoir justifier le maintien d’une desserte, au moins contribuera-t-elle à sensibiliser les décideurs (élus et SNCF) à l’attachement des habitants et usagers à ce symbole de l’urbanité et du service public. Je pensais fortement ici au cas de notre télégénique gare des Bénédictins dont la valorisation patrimoniale doit être un effort permanent – nous devons notamment nous engager à remettre en accès public le campanile, symbole urbain et lieu d’histoire pourtant fermé pour raisons de sécurité depuis près de dix ans.

C’est donc parce qu’elles sont avant tout des lieux de passage et de rencontres, « éléments du territoire » (J.-B. Marie) et fruits d’une histoire dans lesquels elles s’inscrivent, que les gares s’avèrent inspirantes. En ce sens, au-delà des foires et performances professionnelles, je pense que les gares doivent penser l’intégration culturelle par deux prismes que sont la création et le patrimoine quotidien. Faire des gares des lieux de révélation de la création locale (celle des acteurs du territoire, des cheminots aux artistes locaux) ; et en réaffirmer le statut de bien commun dont on révèle et partage la patrimonialité quotidienne mais véridique : voilà deux moyens de préserver le rôle moteur des gares dans notre espace vécu.

Les organisateurs en ont appelé à la création d’un Atlas des gares-phares dans cette inclusion culturelle urbaine. Puissions-nous espérer que les acteurs du Limousin et de la grande région sachent saisir cette double opportunité de se présenter comme territoires-pilotes innovants et d’oeuvrer à la régénération des espaces urbains via les équipements existants.

Un moyen de réaffirmer les gares comme lieu de vie, qui au-delà de leur fonctionnalisme le plus pragmatique, savent rayonner et entraîner leur territoire, d’une échelle micro-locale et à une échelle régionale, dans une dynamique vertueuse.

Photo : la gare de Limoges au parc France Miniature, L.D. 2016.




> Revue littéraire : Oradour après Oradour, de D. Danthieux et Ph. Grandcoing

23122015

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C’est d’un ouvrage historique et local dont je souhaitais vous parler pour cette troisième « revue littéraire ». Paru en tout début d’année 2015 dans la jolie collection « Approches » des éditions Culture & patrimoine en Limousin, l’Oradour après Oradour de Dominique Danthieux et Philippe Grandcoing s’attèle à un monument de notre paysage mémoriel et patrimonial régional. Les auteurs en conviennent d’emblée et sans peine, tant on a déjà écrit sur Oradour : il serait sans doute vain, au pire cela relèverait-il de l’indécence, que de proposer un énième ouvrage racontant le déroulement du massacre. C’est donc avec beaucoup d’attention qu’il convient de s’intéresser à ce nouveau travail qui entend traiter de l’« après », les décennies de la mémoire qui ont suivi 1944 jusqu’à aujourd’hui.

La présentation s’articule autour de trois verbes qui matérialisent chacun un aspect de la gestion technico-politique de cet « après » et de l’intellectualisation post-traumatique : « conserver », « reconstruire », « commémorer ».

Trois principaux éléments de valeur ajoutée me semblent transparaître à la lecture du livre :

  1. Une histoire inédite de l’après-10 juin, ou comment rendre justice à l’Oradour des survivants.

Atout principal de cet ouvrage, on apprend beaucoup de choses sur ces décennies de l’après, jusqu’ici assez largement occultées par l’historiographie et qui sont pourtant autant que le jour du massacre des éléments constitutifs de l’événement, en ce sens qu’ils donnent à voir sa réception, et permettent d’en comprendre l’assimilation collective, qu’elle soit politique ou sociale. Redonner une visibilité à cette période, c’est aussi rendre justice à ceux qui l’ont subie, comme ceux qui ont permis sa construction : habitants et techniciens.

On apprend notamment que le programme de conservation des ruines, décidé dans la précipitation et l’émotion que le contexte très particulier de la Reconstruction exigeait, a été confié à un fils d’érudit local et qu’il a fait l’objet d’une véritable mise en scène des décombres, à la hauteur du drame, devant ancrer durablement la douleur et le recueillement dans le paysage local (ainsi, la fameuse voiture du Dr Desourteaux n’est pas la sienne, mais une voiture tirée des décombres…).

C’est une course contre-la-montre qui a été lancée dans les premiers mois après le massacre, pour prévenir l’effondrement de pans de murs qui n’étaient évidemment pas conçus pour résister aux aléas du temps dans l’état de délabrement qu’était le leur après l’incendie. Certains murs menaçant de s’effondrer ont dès le début été remontés en pierres saines. Le village-martyr fera l’objet de véritables mesures d’exception. Ainsi, le classement du bourg au titre des Sites (loi de 1930) sera vite remplacé par un classement de l’ensemble du bourg aux Monuments historiques, gage de meilleurs moyens pour assurer la préservation des vestiges, et c’est bien par un acte législatif des députés et non un acte administratif comme c’est de rigueur que le classement sera promulgué.

L’ouvrage évoque explicitement la difficulté de vivre à Oradour après, pour ceux qui n’ont pas connu le drame et qui de fait n’appartiennent pas à cette communauté de deuil. « Oradour se mue en un lieu hors du temps, sans autre référent mémoriel que le 10 juin 1944 » (p. 66) ; les rues ne portent initialement pas de nom, exception faite de l’avenue centrale « du 10 juin 1944 », et il faut attendre les années 1990 pour que véritablement la vie reprenne de façon plus légère, ordinaire en somme. Mais en rappelant d’emblée que les maisons du nouveau bourg ont servi d’entraînement à des jeunes architectes qui ensuite ont rebâti Royan, les auteurs, en plus de redonner une visibilité à ce temps particulier de l’événement et d’inscrire Oradour dans le paysage national de la Reconstruction, contribuent à désacraliser quelque peu et de façon je le crois bénéfique cette période : la vie ne s’est pas arrêtée à Oradour.

  1. Village-martyr, village-symbole

L’ouvrage me semble également d’un intérêt majeur dans son traitement d’Oradour comme d’un objet politique, dimension déjà traitée notamment dans l’évocation des suites du procès de Bordeaux et de la polémique concernant l’amnistie des Malgré-nous alsaciens, mais qui ici s’approfondit par l’évocation de l’architecture et de l’aménagement comme relevant d’un projet politique. On comprend combien le village-martyr puis le nouveau village sont érigés en symboles de la reconstruction politique de la nation et de la réaffirmation de l’identité nationale bafouée par les années d’Occupation. On apprend par exemple que le débat sur la conservation des ruines est ancien et complexe, et que les différents programmes successifs de préservation des vestiges, y compris les plus récents, sont très largement motivés par le souci de la Nation de ménager les sensibilités et de contribuer à la sauvegarde d’un dispositif de matérialisation d’une mémoire collective. On apprend également qu’Oradour fut très largement présenté, notamment par le général de Gaulle, comme un symbole du martyre d’une France unanimement résistante, mythe sur lequel l’historiographie est depuis revenue.

Par l’évocation de quelques polémiques moins médiatisées – notamment celle qui a entouré la statue « Aux martyrs d’Oradour » d’Apel les Fenosa, très critiquée par les locaux à sa réalisation puis cachée dans les réserves de musée avant de revenir au village –, en rappelant combien le Centre de la mémoire s’est vu assigner le rôle de relais entre devoir de mémoire injonctif et « devoir d’Histoire » plus pédagogique, ou en s’interrogeant sur la capacité à vivre le souvenir autrement que par le prisme des témoins de première main, les auteurs soulignent combien le processus de symbolisation de l’événement ne se fait pas sans heurts et doit faire l’objet d’une réflexion permanente et transgénérationnelle, dans un délicat équilibre entre distance et compassion.

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  1. Oradour comme objet territorial : la spatialité comme ressource

Enfin, cela en découle, l’ouvrage propose – sans véritablement le nommer ainsi – un traitement de la spatialité et du rôle de l’emprise spatiale du village dans son rôle territorial à une échelle plus vaste et dans ses effets symboliques. Autrement dit, comment le village, dans sa réalité physique (ses murs, ses ruines, ses chemins, sa silhouette, ses lieux de recueillement), est présenté en « ressource territoriale », c’est-à-dire en outil favorisant l’énonciation et la réalisation d’un projet dans l’espace. Oradour-martyr « sert » un dessein. Les auteurs le montrent de deux manières.

D’une part en évoquant la dimension géographique de « l’après », ou comment les opérations d’urbanisme contribuent à la fabrication idéelle et matérielle de l’objet « Oradour » tel que nous le connaissons aujourd’hui, prouvant que tout acte politique s’inscrit dans une matérialité spatiale. À savoir que l’aménagement post-événement est un moteur du façonnement d’Oradour tel que nous en avons conscience aujourd’hui : Oradour sans la fixation des ruines, sans sa signalétique, sans son agencement paysager, sans son mémorial rouillé, ne serait pas cet Oradour.

D’autre part en évoquant quoique très timidement le rôle de l’espace comme de ce qui pourrait relever du « dispositif » au sens foucaldien, c’est-à-dire exprimer combien Oradour (l’idée comme l’objet) est réapproprié depuis 70 ans dans l’action et les discours politiques locaux par différents moyens d’agencement spatial et à différentes fins d’organisation sociale et politique. Parlons par exemple de la sanctuarisation, de l’expropriation et de l’extra-territorialisation du site par sa « nationalisation » et sa « décommunalisation » devant façonner un statut de mémorial inviolable. Parlons aussi de la régionalisation du corps des architectes dans une optique de régionalisation de l’esthétique de ce projet national, ou de la conception du nouvel espace public dans la détermination des lieux de sociabilité. Citons aussi l’utilisation de la nouvelle église et de son esthétique contemporaine dans la perspective d’une rechristianisation sociale d’un territoire limousin peu connu pour sa piété. Evoquons enfin la construction d’une haute lanterne des morts par l’Association des familles des victimes pour s’opposer au martyrium souterrain de l’Etat. La mobilisation d’Oradour est un phénomène récurrent, permanent.

Avant de parcourir cet ouvrage richement documenté, j’espérais vivement pouvoir déceler une lecture politique voire critique – au sens « neutre » du terme – du processus de patrimonialisation et de symbolisation d’Oradour, tel qu’il est formalisé et déployé en Limousin de nos jours par les médias comme les élus, et que l’on peut notamment assimiler à quelques phénomènes médiatiques percutants, tels la marotte électorale de la terre de résistance (on se souvient que la liste Front de gauche à Limoges en 2014 avait osé présenter une de ses candidates sous l’expression « témoin du massacre d’Oradour »). À ce sujet, je reste un peu sur ma faim, il est vrai. J’avais toutefois bien conscience qu’avancer des réflexions de ce type peut s’avérer glissant à peine soixante-dix ans après la Libération, et ce alors que prolonger ces débats peut et doit s’avérer essentiel dans la bonne traduction du principe de devoir de mémoire. Une fois la lecture de l’ouvrage terminée, je dois bien avouer regretter qu’aucun géographe n’ait encore développé à ma connaissance un véritable travail de réflexion sur la territorialité d’Oradour, et sur la façon dont les acteurs locaux comme nationaux, quoique bien intentionnés, usent parfois maladroitement d’Oradour comme d’une ressource d’action et de discours. Il reste beaucoup à dire sur l’aménagement paysager d’Oradour, sur son utilisation dans la publicité, la communication institutionnelle, la signalisation routière, la cartographie…

Peut-être n’était-ce pas l’objet de cet ouvrage, qui demeure toutefois extrêmement intéressant et a le très grand mérite de nous apprendre encore des choses sur Oradour. Mais il reste donc encore beaucoup à dire sur les effets et les enjeux d’Oradour. Puissent des générations de chercheurs en sciences sociales y parvenir, et ainsi oeuvrer dans le plus grand respect des souvenirs et la plus grande justesse à l’égard des vivants, à l’objectivation des outils d’un devoir de mémoire cohérent et efficace.

Photo : Oradour, le nouveau village. (c) L.D., 2011.

> Oradour après Oradour, de Dominique Danthieux et Philippe Grandcoing, Culture et patrimoine en Limousin, 132 pages (24 €)
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