> A choisir, une Aquitaine « grande » plus que « nouvelle »

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Et voilà qu’une pétition refusant le nom de « Nouvelle Aquitaine » pour notre grande région, rencontrerait un grand succès sur Internet. Je ne l’ai pas signée. Et pour cause : je pense que deux combats se mélangent dans cet argumentaire, et que ne pas le reconnaître serait faire preuve d’une précipitation contre-productive.

Pour autant, j’ai hésité à y ajouter mon nom, car je comprends tout à fait les revendications des signataires de la pétition, qui voient dans ce nouveau nom une validation de la velléité expansionniste de l’ancienne région administrative Aquitaine, et derrière-elle les prétentions de quelques notables bordelais désireux de faire du Limousin et de Poitou-Charentes un « arrière-pays (si possible) dynamique ». En vérité, au-delà du nom, les craintes exprimées renvoient davantage aux motivations et aux effets potentiels et profonds de cette réforme territoriale bien bancale. Pour rappel, sans concertation aucune, sans justification économique et géographique satisfaisante, le Gouvernement, en accord avec quelques barons locaux, a consacré un redécoupage hasardeux et inégal sous prétexte tacite qu’il lui faudrait bien laisser son empreinte dans les livres d’Histoire (G. Vandenbroucke lui-même a très tôt estimé que l’argument des économies de fonctionnement, initialement avancé, était fallacieux).

Les signataires de la pétition ont raison de s’interroger quant aux effets de la fusion, tant l’impréparation a conduit cette opération plus médiatique que bénéfique. Cependant, je pense qu’il est désormais grand temps de donner toutes ses chances à cette fusion des régions, et croire aux bonnes volontés apparentes des élus régionaux démocratiquement désignés en décembre dernier. Je le reconnais, c’est un brin inconfortable et moralement critiquable, mais avons-nous d’autre choix que celui d’une confiance vigilante ?

Venons-en au nom, car celui-ci n’est pas qu’un prétexte, il est un sujet en soi.

Je remarque que la pétition ne défend aucune dénomination alternative, mais je ne doute pas que derrière cette omission, plus fédératrice, se cachent certaines des propositions présentées au printemps dans le cadre du vote indicatif en ligne sur magranderegion.fr. Je pense en particulier à « Sud Ouest Atlantique », pour lequel Jean-Paul Denanot vient d’ailleurs de prendre position sur Facebook, et qui hélas me paraîtrait consacrer de façon flagrante la victoire du marketing sur l’ancrage territorial et le territoire vécu (comment nommerait-on les habitants ?). Étonnant quand on se souvient que la petite taille et le nom de notre Limousin n’ont semble-t-il jamais posé souci sur la scène européenne, comme le martelait Robert Savy et comme a dû s’en rendre compte son successeur à la présidence de région. M. Denanot ne pense-t-il pas qu’il existe des alternatives à ces deux faux bons choix ?

« Aquitaine », choix défendu par la Rencontre des historiens du Limousin, m’a paru initialement plutôt pertinent : rappelons une nouvelle fois que le terme d’ « Aquitaine » existait bien avant que la région administrative du même nom ne se le voie réservé il y a un demi-siècle, qu’il englobait le Poitou, les Charentes, le Limousin (et même jusqu’à l’Auvergne), et que ce choix allait même jusqu’à rendre justice sans le dire trop fort à Limoges, cité où furent couronnés les ducs d’Aquitaine. Cependant, je pense avoir réalisé que la pertinence historique, fut-elle scientifiquement et culturellement indéniable, ne saurait à elle-seule justifier le choix d’un toponyme contemporain et susciter l’adhésion du plus grand nombre. Nous autres, habitants du XXIe siècle, n’avons-nous pas d’ailleurs, dans ce bouleversement historique qu’est la réforme territoriale, un droit à la re-création toponymique ? C’est peut-être à tort que nous nous sentons dépossédés par cette « Aquitaine » (encore une fois, c’était ce que je disais précédemment, « Aquitaine » nous appartient à tous), mais ce sentiment, parce qu’il est légitime, ne peut-il pas justifier le choix d’un véritable nouveau nom ?

Ainsi, « Aquitaine » ne peut apparemment servir de dénominateur commun ; l’imposer serait amplifier la fronde. Je crains toutefois que « Nouvelle-Aquitaine » ne soit pas mieux.

Vous allez me dire girouette, mais j’ai dans un second temps pensé que « Nouvelle-Aquitaine » ne serait pas si mal : on nuançait l’annexion en associant l’historicité d’ « Aquitaine » à l’avenir, on voulait ouvrir une page commune aux territoires nouvellement associés. Mais voilà, le mot « Nouvelle » aura été pris pour une tentative de gommage de l’ancien, du passé, de la mémoire. Dans le contexte que nous traversons, ce serait difficile à accepter. Imposer un « nouveau » est d’ailleurs souvent douteux ; cela cache souvent un malaise, une difficulté à gérer un moment, un passage, sinon une fébrilité à transformer une promesse en réussite (ne me demandez pas pourquoi, je pense d’un coup au « Nouveau Parti Anticapitaliste »). Se dire « nouveau » ne suffit pas à engager un nouvel élan. Sans compter que cette appellation ne peut se prévaloir elle seule d’un assentiment collectif, si l’on se réfère au vote en ligne qui plaçait en tête Aquitaine aux côtés de ses dérivés, sans préférence explicite à « Nouvelle-Aquitaine ».

En outre, je m’étonne que plusieurs aient fait observer que la Nouvelle-Zélande ou la Nouvelle-Calédonie, avaient continué d’exister sous ces noms même des siècles après leur baptême. C’est juste. Mais si ces appellations sont bien entendu aujourd’hui tout à fait rentrées dans notre vocabulaire et ne souffrent a priori plus aucune contestation – qui se souvient que la Nouvelle-Calédonie doit son nom par la similitude apparente de ses paysages avec ceux de l’Ecosse ? – doit-on rappeler qu’elles ont toutes été le fruit de conquêtes ou explorations à visées coloniales ? Je ne tiens pas ici à relancer le glissant débat sur les bienfaits hypothétiques de la colonisation, mais justifier le choix de « Nouvelle Aquitaine » en invoquant ces exemples me semble au moins aussi discutable que d’en appeler au « Sud-Ouest Atlantique » au nom de la visibilité internationale. Parler de « Nouvelle Aquitaine » reviendrait à faire du Limousin et de Poitou-Charentes une découverte des explorateurs bordelais ?! On aurait cherché à prouver qu’annexion il n’y avait pas, c’eût été raté. Paf, tout est à refaire.

Pour autant, par quoi d’autre pouvons-nous remplacer l’indigeste « ALPC », heureusement provisoire, pour qualifier au mieux notre grand territoire ? Je n’ai pas de proposition miraculeuse. Cependant, ne parlons-nous pas de « grande région » depuis des mois pour qualifier ce grand territoire ? N’est-ce pas dans sa grandeur que la région saura tous nous accueillir, nous réunir ?

« Grande Aquitaine », voilà un terme qui fait de Limousin et de Poitou-Charentes les facteurs de transformation de la simple Aquitaine en une grande région solidaire et fédératrice. Sans l’un de ses trois piliers, ALPC serait vraiment « à poil », boiteuse, une sorte de « moyenne région » en somme. Alors osons affirmer cette grandeur, qui sera autant celle des plages atlantiques, des forêts limousines, des montagnes pyrénéennes, que celle de nos ambitions et de notre souci d’avancer ensemble…

« Aquitaine » n’était pas tenable.
« Nouvelle-Aquitaine » ? Bof.
« Sud-Ouest Atlantique », laissons-ça au tourisme (à la rigueur).
Je vote – non sans réserves – pour « Grande Aquitaine ».

Et comme l’a présenté de façon humoristique le site buzzfeed, le Limousin n’aura pas besoin d’exister en tant qu’appellation administrative officielle pour continuer à exister en tant que territoire culturel, social et politique ! Pour finir, voilà quatre choix emblématiques, plus ou moins symboliques, qui me semblent essentiels pour concrétiser cet espoir et dissiper les malentendus :

  • nommer une grande rue de Limoges « avenue du Limousin » ;
  • exiger jusqu’au bout que la DRAF soit bien installée à Limoges ;
  • engager une véritable réflexion sur la modernisation d’un triangle ferroviaire Bordeaux-Limoges-Poitiers ;
  • préparer un projet d’extension du Parc naturel régional Périgord-Limousin au département voisin de la Charente, pour que le point d’intersection des trois anciennes régions passe du statut de pôle d’inaccessibilité à celui de point de convergence (j’y reviendrai).

« Grande Aquitaine », un terme qui chiffonnera peut-être les historiens, mais qui me semble à ce jour le plus à même de concilier nos mémoires contrariées et nos consciences échaudées.

Crédit photo : captures Google Street View, panneaux d’entrée des régions Aquitaine (sur l’A89 en venant de Brive), Limousin (sur la RN 141 en venant d’Angoulême) et Poitou-Charentes (sur l’A83 en venant de Nantes).




> France 3 et la musique trad : la caricature à heure de grande écoute

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Capture d’écran 2016-03-31 à 02.09.56La télé peut être un formidable outil de vulgarisation et de découverte. Encore faut-il en user correctement. France 3 Limousin s’est livrée à un exercice prometteur : donner une place et un peu de lumière aux musiques traditionnelles du Limousin, patrimoine vivant mais discret de notre région. Mais le résultat est tout autre. La faute à un mauvais montage, déontologiquement discutable, hélas pas tant inattendu.

Vendredi dernier, dans le journal du soir, Louis Roussel et Angélique Martinez évoquent en fin de programme des initiatives musicales locales. Françoise Etay, directrice du département de musique traditionnelle du Conservatoire à rayonnement régional de Limoges, est l’invitée en plateau. Rappelons que le Conservatoire de Limoges est le premier de cette taille à avoir accueilli en son sein un département tout entier consacré à ces musiques, au sortir de la vague de regain du folk, en 1987. A l’époque, entre autres programmes, France Culture consacrait une heure à un reportage proposé par Thierry Lamireau, que je vous invite à réécouter. Aujourd’hui, le département existe toujours. Et même si la musique trad du Limousin n’a pas l’audience et la visibilité de ses voisines bretonne ou auvergnate, où des exécutifs régionaux plus volontaires et des artistes plus grand public ont sans doute soutenu la démocratisation de ces musiques pourtant très ancrées dans notre histoire commune, la détermination des élèves et des enseignants limougeauds demeure intacte.

Revenons en 2016, sur France 3 Limousin. Le reportage n’est plus en rediffusion libre depuis ce jeudi 31 mars, mais j’ai pris soin d’en conserver la trace en notant les interventions. [Edit 09/04 : la vidéo est en ligne sur Youtube !]

Louis Roussel : « (…) et on s’intéresse à la musique traditionnelle. »

Angélique Martinez : « Oui et de nombreux orchestres existent dans notre région, ils font vivre un patrimoine musical souvent méconnu. On en parle dans un instant avec notre invitée, Françoise Etay, responsable des musiques traditionnelles au Conservatoire de Limoges. »

Jusque là tout va bien. Si on ne revient pas sur le fait établi que ce patrimoine est en effet relativement méconnu par le grand public, on se satisfait de voir que justice s’apprête à être rendue aux groupes qui font de cet héritage une pratique vivante et actuelle (c’est ce qui différencie la tradition du folklore, soit dit en passant). Justice aussi pour le Conservatoire – qu’on nomme et que l’on convie en la personne de sa responsable, c’est un point important : on comprend que l’institution publique accorde une place à cette culture. Cela voudrait donc signifier qu’elle est d’intérêt général et qu’elle nous regroupe potentiellement.

S’en suit un reportage sur la fanfare des « Gueules sèches ». Ce groupe historique (94 ans, on nous le rappelle) a du talent et du mérite, c’est entendu, mais on saisit mal la transition. Les premières images et propos introductifs du reportage insistent d’ailleurs sur le costume des musiciens. Cela aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. La suite du reportage est plus bienveillante et fidèle : on montre en quoi la formation consacre l’intergénérationnel, l’amateurisme (au sens positif du terme !), le partage, la solidarité, les rencontres… Fin du reportage, retour en plateau avec Françoise Etay. Sans autre transition ni commentaire. C’est à se demander si le reportage ne restait pas en magasin, ou si le responsable de l’orchestre n’a pas fait faux bond aux journalistes sur le plateau de l’émission.

A.M. : « Françoise Etay bonsoir, merci d’être avec nous. Alors les musiques traditionnelles sont peu médiatisées. Au Conservatoire de Limoges, 200 personnes sont inscrites au département des musiques traditionnelles. Comment expliquez-vous cet engouement, s’il y a un engouement ? »

F.E. : « Je pense que les musiques traditionnelles sont attractives en elles-mêmes, par leur matière musicale, c’est-à-dire que ce sont des musiques dynamiques, et des musiques de partage aussi. Des musiques qu’on joue pour un public qu’on voit, qu’on touche, avec lequel on vit des soirées de danse, de bal… Et ça compte beaucoup, je pense, pour la motivation des gens qui se lancent dans l’apprentissage d’un instrument. »

En dépit des éléments lancés tous azimuts par la présentatrice, le décor est planté par Françoise Etay. Sans attendre non plus un monument de vulgarisation culturelle, on s’attend donc à voir un reportage qui illustrera autant que les « Gueules sèches » l’ont fait, combien la musique traditionnelle rassemble et enthousiasme les publics qui la connaissent. Et donc, combien cette intervention télévisée doit dissiper la « méconnaissance ».

L.R. : « Alors quels types d’instruments sont enseignés dans votre département au Conservatoire, des instruments oubliés ? »

F.E. : « Pas oubliés de tous (rires collectifs), puisqu’on n’a pas besoin de faire de publicité… »

L.R. : « Oubliés des plus jeunes ? »

F.E. : « (…) Les gens qui participent au bal ne les ont pas oubliés, on a violon, on a vielle à roue, on a aussi danse, on a chant, on a culture musicale, on a des ensembles, de l’occitan. »

L.R. : « Donc y’en a pour tous les goûts. »

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Ça se durcit. Voilà le moment classiquement attendu où ressurgissent les vieux poncifs.Françoise Etay s’accroche et combat les caricatures (trop) attendues.

A.M. : « En Limousin on a beaucoup de bals, de concerts le week-end. Est-ce que vous pensez que ça contribue à faire venir ces 200 personnes tous les ans dans votre département ? »

F.E. : « Oui, c’est des musiques qui s’entretiennent, par le contact avec le public. Je pense qu’il y a à peu près en moyenne deux trois bals – peut-être plus – dans la région, tous les week-ends. »

Angélique Martinez semble un brin plus positive et donc iconoclaste que son collègue. L’objectif est bien d’aider l’invitée à aller au bout de sa démonstration, c’est plutôt sain pour une invitation télé régionale, censée valoriser les initiatives locales, non ?

Mais là, patatra. Le frêle mais prometteur échafaudage s’effondre. Alors que Françoise Etay apparaît de nouveau à l’écran pour développer sa réponse, une incrustation sur l’écran se greffe à côté d’elle, présentant sans aucun texte d’appoint un cercle de danseurs plutôt âgés (ce n’est pas un mal en soi mais on attendait la preuve de la diversité des 200 élèves). De surcroît, dans une petite salle, sans public. On nous montre donc un groupe folklorique, et non un groupe de musique traditionnelle. Encore un rappel de la distinction – merci Wikipédia : « elle se différencie de la musique dite folklorique car elle ne vise pas à montrer le passé d’une musique (avec costumes, etc.), mais à faire vivre les musiques appartenant à un patrimoine de culture populaire dans l’actualité : chaque groupe ou musicien peut s’approprier la musique à sa manière, en cela influencé par son environnement culturel et social, et la faire vivre. Les trois concepts essentiels dans la définition de la musique traditionnelle sont donc l’ancrage socio-culturel géographique, la transmission et la re-création. »

L’absence de changement d’attitude chez Françoise Etay nous fait comprendre qu’elle ne voit pas les mêmes images. Encore pire. Les questions continuent toutefois. Bien que maladroites, elles sont plutôt intéressantes et pertinentes, c’est ce qui contribue une fois encore au décalage criard et pathétique.

L.R. : « Il y a des musiques spécifiques au Limousin ? Des bourrées limousines… »

A.M. : « Un vrai patrimoine ! »

F.E. : « Oui, oui, un vrai patrimoine, peut-être plus que dans le répertoire, dans la façon dont il a été joué. Je pense que ce qui colore particulièrement notre patrimoine, c’est une certaine dynamique. »

L.R. : « Le style limousin ? »

F.E. : « Oui, je pense que le style limousin est plus dynamique que celui des régions voisines (rires collectifs). »

L.R. : « On va pas s’en plaindre ! »

F.E. : « … et c’est souvent plus rapide aussi, pour ce qui est de la bourrée. »

A.M. : « Alors en revanche, tout le monde n’apprécie pas cette musique traditionnelle, est-ce que vous pensez que ce patrimoine est menacé aujourd’hui ? »

F.E. : « On a des avis différents sur la question. Je pense que le Conservatoire et notre département ont contribué à conserver beaucoup de choses, je dis ça en toute modestie, mais c’est une chose qu’on m’a souvent dite. On a quand même attiré… On a des jeunes qui potentiellement peuvent venir de toute la France, c’est parce qu’ils veulent approfondir cette pratique, et après eux ils iront rejouer dans d’autres régions, ce qui fait que notre patrimoine est assez connu des spécialistes. »

Jeu de questions-réponses assez logique, ambiance très cordiale. Françoise Etay insiste sur ce qui fait l’originalité et l’attrait de notre musique traditionnelle. Ne manque plus qu’une illustration !

L.R. : « Merci Françoise Etay d’être venue sur ce plateau nous présenter votre travail au Conservatoire de Limoges. Restez avec nous. »

On y vient ! On va découvrir les élèves, les bals, le discours des familles séduites par le trad, celui de ceux qui ne le connaissent pas encore mais pourraient s’y retrouver, ceux qui écoutent Nolwenn Leroy depuis longtemps sans savoir qu’elle ne serait rien sans Alan Stivell ou les sœurs Goadec, ceux qui écoutent Jean-Jacques Goldman, Véronique Sanson ou Olivia Ruiz et se souviendront que la vielle à roue habille leurs albums sans en faire des objets archéologiques. Las. C’est désormais un « gros plan sur un groupe folklorique régional ». Pas d’introduction, toujours pas de transition. Et surtout pas d’illustration. On va nous montrer « L’Eglantino do Lemouzi », qui semble là-encore devoir avant tout sa présence au journal par sa fondation en 1933 (presque aussi bien que les « Gueules sèches » !)

L.R. : « (…) cette troupe participe à maintenir les traditions grâce à ses costumes et ses danses. L’Eglantino do Lemozi est devenue une référence ! »

Mais… référence de quoi ? Françoise Etay apparaît subrepticement une dernière fois dans le champ, puis le reportage est lancé. On ne la verra plus, même si on lui a demandé de rester !

Voix off : « Les acteurs de ce groupe foklorique prennent un malin plaisir à revêtir la blouse, le tablier ou bien encore la coiffe, le fameux barbichet pour les dames. Chaque danse, chaque chant est un retour dans l’histoire des gens d’ici. L’Eglantio do Lemozi est une espèce de mémoire vivante des traditions du pays. »

Ou comment favoriser la confusion. Qu’est-ce qu’une mémoire vivante ? De l’histoire de quelles générations parle-t-on ? En quoi est-ce faire preuve de malin plaisir que de revêtir les costumes d’antan, sinon jouer à se déguiser ?

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Christiane Rabret : « C’était les danses qui égayaient les soirées, les veillées (…) ça donnait un peu de joie je pense. Et puis les bourrées, ça se fait aussi je pense pendant dans les veillées. »

Voix off : « Lors des répétitions, si l’ambiance est forcément légère, l’implication des danseurs et danseuses est totale. Une fausse note malgré tout : l’absence de jeunes adeptes, ce qui pourrait un jour, peut-être, remettre en cause la pérennité de la troupe. »

Jean-Louis Bardou : « Pour les faire venir, bon on essaye bien, mais, c’est pas… Est-ce que c’est pas pour eux, une coutume, une tradition ? C’est à nous aussi d’aller vers eux. Mais bon, c’est très difficile quand même d’avoir des jeunes. »

Voix off : « Au rythme de deux répétitions par semaine, L’Eglantino do Lemozi prépare activement ses prochains spectacles. Ils sont programmés partout en France. »

Et la dernière intervention de Louis Roussel, se voulant sans doute connivente, consacre définitivement l’assmilation journalistique entre l’interview et le reportage : « Démonstration du style limousin ! ».

Les trois erreurs du plateau télé

L’échec du message initial, et donc de la séquence toute entière, s’appuie en fin de compte sur trois erreurs.

1. On a montré ce que les gens attendaient de voir. Avec ce reportage qui associe explicitement l’interview de F. Etay et le groupe folkorique, la « musique traditionnelle » reste associée à une époque, une génération, mais aussi et surtout un message réducteur : montrer la tradition comme cliché d’une époque donnée (disons la première moitié du XXe siècle). Une conception potentiellement moins incluante que la véritable définition de la tradition, qui en soi est mouvante, relative et donc adaptée à tous et de tout temps. Sur Internet, on retrouve des discussions animées sur le sujet, où l’on comprend très bien que le folklore a acquis une connotation péjorative à partir du moment où il s’est revendiqué comme représentation figée d’une tradition, et non comme expression vivante et incarnée de cette tradition. Ici, l’enseignement de la musique traditionnelle du Conservatoire est donc assimilé à une commémoration assez caricaturale d’un passé révolu (encore une fois ce n’est pas un mal, mais ce n’était pas du tout le propos de F. Etay qui a construit sa présentation sur le thème du partage et de la création !). En plus d’être fausse sur le plan ethnographique et culturel, la présentation télé l’est aussi sur le plan moral et factuel car les musiciens de l’Eglantino do Lemouzi n’appartiennent pas au Conservatoire de Limoges !

2. On a nié le message initial, rendant totalement incompréhensible le propos de l’invitée, mais aussi le rôle de la télévision locale… et même celui des musiciens folkloriques ! En effet, Françoise Etay parle d’une pratique publique, collective, accueillante, novatrice et unique par son dynamisme, alors qu’on met en image l’inverse. La télévision est censée valoriser un patrimoine, une réussite méconnue, une richesse locale ; or, si on insiste sur les 200 élèves, sur les instruments propres au Conservatoire de Limoges, pourquoi ne les voit-on pas et y préfère-t-on une image d’Epinal ? Enfin, les musiciens folkloriques de l’Eglantino sont les autres victimes du reportage, il faut le dire. Si personne ne les a sans doute forcés à concéder les menaces qui pèsent sur le devenir de leur formation, pourquoi les avoir assignés à cette illustration très (trop) attendue, qui ne les sert en rien et ne peut que renforcer la caricature ? Cet enchaînement plateau-reportage est donc contradictoire.

3. Moralement, le résultat questionne l’honnêteté du produit télévisuel, en mettant en parallèle de façon relativement cavalière, sans commentaire ni écrit ni oral, les propos de l’invitée, qui s’est efforcée de montrer en quoi la musique traditionnelle pouvait concerner tout un chacun, et ceux des musiciens folkoriques ne sachant plus quels mots trouver pour déplorer l’absence de considération des jeunes – et au-delà du grand public – à leur égard. L’intervention finale du présentateur consacrant définitivement cette indélicatesse. Le propos de Françoise Etay a donc été assez grossièrement et doublement ridiculisé, par la contradiction de fond tout juste évoquée, et par le procédé de montage peu sincère et déontologiquement limite.

Le résultat est terriblement contre-productif. On voulait prouver la musique traditionnelle comme ouverte, rassembleuse, optimiste ? C’est raté ! Or, des jeunes, il y en a ! Des groupes dynamiques, il y en a ! Des festivals ouverts à tous, il y en a !

Des jeunes (et pas que) dans un bal trad en Haute-Vienne, septembre 2015.

Des jeunes (et pas que) dans un bal trad en Haute-Vienne, septembre 2015. (c) L. D.

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Balaviris 2015 à Eymoutiers.

Triste exemple des effets dévastateurs de l’image quand elle est considérée comme preuve en soi. Le totalitarisme de l’image, meilleur engrais des préjugés, aurait-il encore de beaux jours devant lui ? Il n’est pas ici question d’accuser ad hominem les présentateurs du journal et de mettre en cause leur bonne foi – accordons-leur sans rancune le bénéfice du doute. Sans la justifier, la faible médiatisation de la musique traditionnelle peut expliquer la grande maladresse du montage. En dépit de quelques remarques encourageantes, les présentateurs ont-ils eux-mêmes changé d’avis sur la question traitée par le reportage ? On craint que non, plombés par les images qu’ils ont diffusées. Plus triste est l’impact potentiel sur le grand public, qui ne sera certainement pas incité à sauver l’Eglantino, pas plus qu’il ne sera curieux d’aller voir si le Conservatoire parvient à cultiver autre chose que de l’entre-soi. Plus grave encore : que pensera-t-il de l’intérêt de financer publiquement ces musiques ?

Je repense à France Trad, cette parodie de chaîne de télé que mon amie Claire et moi avions mise en œuvre (dans nos têtes) pour nous prouver combien le trad était aussi un truc de jeunes. Je repense, plus en amont, à tous ceux qui ont porté le renouveau du folk, dans les années 70 et 80, quand ces musiques héritées, revivifiées, remodelées, étaient pourtant plus que n’importe quelle autre musique la quintessence de la jeunesse, du renouveau. Et je me dis qu’il y a encore du chemin à parcourir pour le faire admettre. Ce plateau télé était une occasion en or pour montrer que le trad est une musique du présent. Que d’énergie faudra-t-il pour compenser l’effet de cette séquence bien malheureuse !

La moindre des choses ? Un reportage honnête et contextualisé au département de musique traditionnelle du Conservatoire de Limoges !

Ci-joint, le courrier que j’ai envoyé ce jour à France 3 Limousinfichier pdf 

Bravo tout de même à Françoise Etay qui avait pu saisir une rare occasion de présenter le travail du Conservatoire à heure de grande écoute et de tenter de rétablir certaines vérités !

EDIT : en l’absence de réponse, relance effectuée le 4 juillet 2016.




> Revue littéraire : Régions à la découpe, de P. Orcier

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À la toute fin 2015, alors que l’on s’apprêtait à élire les premiers élus de nos régions redécoupées, paraissait un petit ouvrage original, Régions à la découpe. Ce livre signé Pascal Orcier, est en fait un atlas – et c’est en ce sens qu’il est très accessible –, riche de très nombreuses cartes présentant les innombrables découpages que notre pays a subi ou aurait pu subir.

Venu ponctuer près de deux années de débats houleux sur le découpage des nouvelles régions, son bien fondé et ses effets supposés, ce petit opuscule ne cherche toutefois pas spécialement à montrer en quoi la dernière réforme territoriale aurait pu s’organiser autrement (l’auteur ose tout juste présenter une proposition alternative en fin d’ouvrage).

Il s’agit en vérité de la relativiser en la replaçant dans un contexte historique de dizaines de découpages successifs, non sans un brin de sentimentalisme il est vrai, avec ces belles cartes colorées qui rappellent les tableaux d’école. Il s’agit aussi de comparer cette dernière réforme aux découpages imaginés par des acteurs plus discrets mais tout autant prégnants dans notre quotidien, comme les chercheurs mais aussi les entreprises. Si ce n’est pas une belle preuve de l’invalidité de la théorie un temps consacrée des ultra-libéraux qui pensaient que la mondialisation signerait la fin des territoires ! Car dans les faits, l’homme spatial (coucou Lussault) ne peut s’empêcher de découper et recouper son environnement duquel il entend extraire la légitimité de son pouvoir, et sur lequel il doit structurer sa présence pour optimiser son action. N’est-on pas l’élu d’un groupe, donc d’une circonscription, d’une entité, avant d’être un représentant légitime de la République ? Un commercial ne cherche-t-il pas à rationaliser l’écoulement de sa production sur une aire de chalandise adaptée à ses moyens ? Un écologue peut-il vraiment prétendre gérer des milliers de kilomètres carrés d’espaces naturels sans se passer d’un découpage qui bornera l’aire d’autorité de son expertise vis-à-vis de son homologue et voisin ? Les législations, les autorités, les finances s’appuient bien sur des cadres délimités.

Le livre se « découpe » en quatre parties. La première, conventionnelle, est consacrée à la construction de notre territoire national. On apprendra sans doute peu de choses, mais on prendra conscience que le Limousin était déjà Aquitain du temps des Gaulois, et on ne se lassera pas de la carte des 130 départements français du Premier Empire, où Rome, Hambourg, Amsterdam et Barcelone étaient comme Limoges, Tulle ou Guéret, des préfectures de départements. La deuxième fait non sans nostalgie la part belle à nos aires culturelles (langue, gastronomie, architecture, éducation, politique). La troisième, cœur du propos, passe en détail tous les découpages délibérés et institutionnels. Outre les découpages administratifs de base, on en connaît un certain nombre : au détour des panneaux, des courriers officiels et des attentes téléphoniques, on a dû déjà se rendre compte que l’on donnait son sang en Aquitaine-Limousin, que nos finances publiques étaient vérifiées en Centre-Limousin, que notre compte Caisse d’Epargne était Auvergnat-Limousin. La dernière, celle des utopies, évoque certaines idées jamais concrétisées, des projets révolutionnaires au rapport Balladur, nous apprenant par exemple que le géographe Jean-Marie Miossec rêvait pas plus tard qu’en 2008 d’un projet intéressant de redécoupage égalitariste des régions mais aussi des départements, qui aurait rattaché la Charente limousine, le Lot et la Dordogne au Limousin (tiens tiens, j’avais presque esquissé l’idée il y a sept ans).

Si les petits commentaires de l’auteur, en bas de chaque carte, éclairent le contexte et les raisons de tel ou tel découpage, un petit regret, du moins se plait-on à en rêver : on serait tout de même bien content d’avoir à côté de chaque carte le témoignage du responsable du découpage en question venant justifier et défendre son bricolage ! Ici la direction de Système U qui rapproche la Haute-Vienne du grand Sud, là celle de Casino qui nous place en Vallée du Rhône, ou bien les éditeurs du guide Michelin qui nous ont toujours unis au Berry. Entre projections économistes, nostalgiques et visionnaires, peut-être comprendrait-on davantage quelles sont les valeurs, les idéologies et les représentations qui, au-delà de la chimère du « rationnel » et de l’ « objectif », rabâchée à longueur d’interviews télévisées, animent nos décideurs.

On apprendra enfin que, concernant notre nouvelle grande région, quelques-uns semblent en avoir anticipé les contours : les autorités de la IVe République avec leurs régions économiques de 1948, l’administration pénitentiaire et les éditions Hachette, qui sont les trois acteurs présentés dans l’ouvrage dont le découpage prenait déjà la forme de la région ALPC !

Régions à la découpe intéressera tous ceux que le grand cirque de la dernière réforme territoriale a passionné, mais aussi tous ceux qui aiment se poser des questions sur la justification de telle ou telle limite. Y apporter des réponses, voire, mais puisse cet ouvrage au moins contribuer à entretenir notre curiosité collective, et placer un peu de géographie entre les mains de chacun.

Photo : L.D., 2016

Régions à la découpe, de Pascal Orcier, Atlande, 143 pages (19 €)
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> Revue littéraire : Oradour après Oradour, de D. Danthieux et Ph. Grandcoing

23122015

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C’est d’un ouvrage historique et local dont je souhaitais vous parler pour cette troisième « revue littéraire ». Paru en tout début d’année 2015 dans la jolie collection « Approches » des éditions Culture & patrimoine en Limousin, l’Oradour après Oradour de Dominique Danthieux et Philippe Grandcoing s’attèle à un monument de notre paysage mémoriel et patrimonial régional. Les auteurs en conviennent d’emblée et sans peine, tant on a déjà écrit sur Oradour : il serait sans doute vain, au pire cela relèverait-il de l’indécence, que de proposer un énième ouvrage racontant le déroulement du massacre. C’est donc avec beaucoup d’attention qu’il convient de s’intéresser à ce nouveau travail qui entend traiter de l’« après », les décennies de la mémoire qui ont suivi 1944 jusqu’à aujourd’hui.

La présentation s’articule autour de trois verbes qui matérialisent chacun un aspect de la gestion technico-politique de cet « après » et de l’intellectualisation post-traumatique : « conserver », « reconstruire », « commémorer ».

Trois principaux éléments de valeur ajoutée me semblent transparaître à la lecture du livre :

  1. Une histoire inédite de l’après-10 juin, ou comment rendre justice à l’Oradour des survivants.

Atout principal de cet ouvrage, on apprend beaucoup de choses sur ces décennies de l’après, jusqu’ici assez largement occultées par l’historiographie et qui sont pourtant autant que le jour du massacre des éléments constitutifs de l’événement, en ce sens qu’ils donnent à voir sa réception, et permettent d’en comprendre l’assimilation collective, qu’elle soit politique ou sociale. Redonner une visibilité à cette période, c’est aussi rendre justice à ceux qui l’ont subie, comme ceux qui ont permis sa construction : habitants et techniciens.

On apprend notamment que le programme de conservation des ruines, décidé dans la précipitation et l’émotion que le contexte très particulier de la Reconstruction exigeait, a été confié à un fils d’érudit local et qu’il a fait l’objet d’une véritable mise en scène des décombres, à la hauteur du drame, devant ancrer durablement la douleur et le recueillement dans le paysage local (ainsi, la fameuse voiture du Dr Desourteaux n’est pas la sienne, mais une voiture tirée des décombres…).

C’est une course contre-la-montre qui a été lancée dans les premiers mois après le massacre, pour prévenir l’effondrement de pans de murs qui n’étaient évidemment pas conçus pour résister aux aléas du temps dans l’état de délabrement qu’était le leur après l’incendie. Certains murs menaçant de s’effondrer ont dès le début été remontés en pierres saines. Le village-martyr fera l’objet de véritables mesures d’exception. Ainsi, le classement du bourg au titre des Sites (loi de 1930) sera vite remplacé par un classement de l’ensemble du bourg aux Monuments historiques, gage de meilleurs moyens pour assurer la préservation des vestiges, et c’est bien par un acte législatif des députés et non un acte administratif comme c’est de rigueur que le classement sera promulgué.

L’ouvrage évoque explicitement la difficulté de vivre à Oradour après, pour ceux qui n’ont pas connu le drame et qui de fait n’appartiennent pas à cette communauté de deuil. « Oradour se mue en un lieu hors du temps, sans autre référent mémoriel que le 10 juin 1944 » (p. 66) ; les rues ne portent initialement pas de nom, exception faite de l’avenue centrale « du 10 juin 1944 », et il faut attendre les années 1990 pour que véritablement la vie reprenne de façon plus légère, ordinaire en somme. Mais en rappelant d’emblée que les maisons du nouveau bourg ont servi d’entraînement à des jeunes architectes qui ensuite ont rebâti Royan, les auteurs, en plus de redonner une visibilité à ce temps particulier de l’événement et d’inscrire Oradour dans le paysage national de la Reconstruction, contribuent à désacraliser quelque peu et de façon je le crois bénéfique cette période : la vie ne s’est pas arrêtée à Oradour.

  1. Village-martyr, village-symbole

L’ouvrage me semble également d’un intérêt majeur dans son traitement d’Oradour comme d’un objet politique, dimension déjà traitée notamment dans l’évocation des suites du procès de Bordeaux et de la polémique concernant l’amnistie des Malgré-nous alsaciens, mais qui ici s’approfondit par l’évocation de l’architecture et de l’aménagement comme relevant d’un projet politique. On comprend combien le village-martyr puis le nouveau village sont érigés en symboles de la reconstruction politique de la nation et de la réaffirmation de l’identité nationale bafouée par les années d’Occupation. On apprend par exemple que le débat sur la conservation des ruines est ancien et complexe, et que les différents programmes successifs de préservation des vestiges, y compris les plus récents, sont très largement motivés par le souci de la Nation de ménager les sensibilités et de contribuer à la sauvegarde d’un dispositif de matérialisation d’une mémoire collective. On apprend également qu’Oradour fut très largement présenté, notamment par le général de Gaulle, comme un symbole du martyre d’une France unanimement résistante, mythe sur lequel l’historiographie est depuis revenue.

Par l’évocation de quelques polémiques moins médiatisées – notamment celle qui a entouré la statue « Aux martyrs d’Oradour » d’Apel les Fenosa, très critiquée par les locaux à sa réalisation puis cachée dans les réserves de musée avant de revenir au village –, en rappelant combien le Centre de la mémoire s’est vu assigner le rôle de relais entre devoir de mémoire injonctif et « devoir d’Histoire » plus pédagogique, ou en s’interrogeant sur la capacité à vivre le souvenir autrement que par le prisme des témoins de première main, les auteurs soulignent combien le processus de symbolisation de l’événement ne se fait pas sans heurts et doit faire l’objet d’une réflexion permanente et transgénérationnelle, dans un délicat équilibre entre distance et compassion.

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  1. Oradour comme objet territorial : la spatialité comme ressource

Enfin, cela en découle, l’ouvrage propose – sans véritablement le nommer ainsi – un traitement de la spatialité et du rôle de l’emprise spatiale du village dans son rôle territorial à une échelle plus vaste et dans ses effets symboliques. Autrement dit, comment le village, dans sa réalité physique (ses murs, ses ruines, ses chemins, sa silhouette, ses lieux de recueillement), est présenté en « ressource territoriale », c’est-à-dire en outil favorisant l’énonciation et la réalisation d’un projet dans l’espace. Oradour-martyr « sert » un dessein. Les auteurs le montrent de deux manières.

D’une part en évoquant la dimension géographique de « l’après », ou comment les opérations d’urbanisme contribuent à la fabrication idéelle et matérielle de l’objet « Oradour » tel que nous le connaissons aujourd’hui, prouvant que tout acte politique s’inscrit dans une matérialité spatiale. À savoir que l’aménagement post-événement est un moteur du façonnement d’Oradour tel que nous en avons conscience aujourd’hui : Oradour sans la fixation des ruines, sans sa signalétique, sans son agencement paysager, sans son mémorial rouillé, ne serait pas cet Oradour.

D’autre part en évoquant quoique très timidement le rôle de l’espace comme de ce qui pourrait relever du « dispositif » au sens foucaldien, c’est-à-dire exprimer combien Oradour (l’idée comme l’objet) est réapproprié depuis 70 ans dans l’action et les discours politiques locaux par différents moyens d’agencement spatial et à différentes fins d’organisation sociale et politique. Parlons par exemple de la sanctuarisation, de l’expropriation et de l’extra-territorialisation du site par sa « nationalisation » et sa « décommunalisation » devant façonner un statut de mémorial inviolable. Parlons aussi de la régionalisation du corps des architectes dans une optique de régionalisation de l’esthétique de ce projet national, ou de la conception du nouvel espace public dans la détermination des lieux de sociabilité. Citons aussi l’utilisation de la nouvelle église et de son esthétique contemporaine dans la perspective d’une rechristianisation sociale d’un territoire limousin peu connu pour sa piété. Evoquons enfin la construction d’une haute lanterne des morts par l’Association des familles des victimes pour s’opposer au martyrium souterrain de l’Etat. La mobilisation d’Oradour est un phénomène récurrent, permanent.

Avant de parcourir cet ouvrage richement documenté, j’espérais vivement pouvoir déceler une lecture politique voire critique – au sens « neutre » du terme – du processus de patrimonialisation et de symbolisation d’Oradour, tel qu’il est formalisé et déployé en Limousin de nos jours par les médias comme les élus, et que l’on peut notamment assimiler à quelques phénomènes médiatiques percutants, tels la marotte électorale de la terre de résistance (on se souvient que la liste Front de gauche à Limoges en 2014 avait osé présenter une de ses candidates sous l’expression « témoin du massacre d’Oradour »). À ce sujet, je reste un peu sur ma faim, il est vrai. J’avais toutefois bien conscience qu’avancer des réflexions de ce type peut s’avérer glissant à peine soixante-dix ans après la Libération, et ce alors que prolonger ces débats peut et doit s’avérer essentiel dans la bonne traduction du principe de devoir de mémoire. Une fois la lecture de l’ouvrage terminée, je dois bien avouer regretter qu’aucun géographe n’ait encore développé à ma connaissance un véritable travail de réflexion sur la territorialité d’Oradour, et sur la façon dont les acteurs locaux comme nationaux, quoique bien intentionnés, usent parfois maladroitement d’Oradour comme d’une ressource d’action et de discours. Il reste beaucoup à dire sur l’aménagement paysager d’Oradour, sur son utilisation dans la publicité, la communication institutionnelle, la signalisation routière, la cartographie…

Peut-être n’était-ce pas l’objet de cet ouvrage, qui demeure toutefois extrêmement intéressant et a le très grand mérite de nous apprendre encore des choses sur Oradour. Mais il reste donc encore beaucoup à dire sur les effets et les enjeux d’Oradour. Puissent des générations de chercheurs en sciences sociales y parvenir, et ainsi oeuvrer dans le plus grand respect des souvenirs et la plus grande justesse à l’égard des vivants, à l’objectivation des outils d’un devoir de mémoire cohérent et efficace.

Photo : Oradour, le nouveau village. (c) L.D., 2011.

> Oradour après Oradour, de Dominique Danthieux et Philippe Grandcoing, Culture et patrimoine en Limousin, 132 pages (24 €)
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