
La télé peut être un formidable outil de vulgarisation et de découverte. Encore faut-il en user correctement. France 3 Limousin s’est livrée à un exercice prometteur : donner une place et un peu de lumière aux musiques traditionnelles du Limousin, patrimoine vivant mais discret de notre région. Mais le résultat est tout autre. La faute à un mauvais montage, déontologiquement discutable, hélas pas tant inattendu.
Vendredi dernier, dans le journal du soir, Louis Roussel et Angélique Martinez évoquent en fin de programme des initiatives musicales locales. Françoise Etay, directrice du département de musique traditionnelle du Conservatoire à rayonnement régional de Limoges, est l’invitée en plateau. Rappelons que le Conservatoire de Limoges est le premier de cette taille à avoir accueilli en son sein un département tout entier consacré à ces musiques, au sortir de la vague de regain du folk, en 1987. A l’époque, entre autres programmes, France Culture consacrait une heure à un reportage proposé par Thierry Lamireau, que je vous invite à réécouter. Aujourd’hui, le département existe toujours. Et même si la musique trad du Limousin n’a pas l’audience et la visibilité de ses voisines bretonne ou auvergnate, où des exécutifs régionaux plus volontaires et des artistes plus grand public ont sans doute soutenu la démocratisation de ces musiques pourtant très ancrées dans notre histoire commune, la détermination des élèves et des enseignants limougeauds demeure intacte.
Revenons en 2016, sur France 3 Limousin. Le reportage n’est plus en rediffusion libre depuis ce jeudi 31 mars, mais j’ai pris soin d’en conserver la trace en notant les interventions. [Edit 09/04 : la vidéo est en ligne sur Youtube !]
Louis Roussel : « (…) et on s’intéresse à la musique traditionnelle. »
Angélique Martinez : « Oui et de nombreux orchestres existent dans notre région, ils font vivre un patrimoine musical souvent méconnu. On en parle dans un instant avec notre invitée, Françoise Etay, responsable des musiques traditionnelles au Conservatoire de Limoges. »
Jusque là tout va bien. Si on ne revient pas sur le fait établi que ce patrimoine est en effet relativement méconnu par le grand public, on se satisfait de voir que justice s’apprête à être rendue aux groupes qui font de cet héritage une pratique vivante et actuelle (c’est ce qui différencie la tradition du folklore, soit dit en passant). Justice aussi pour le Conservatoire – qu’on nomme et que l’on convie en la personne de sa responsable, c’est un point important : on comprend que l’institution publique accorde une place à cette culture. Cela voudrait donc signifier qu’elle est d’intérêt général et qu’elle nous regroupe potentiellement.
S’en suit un reportage sur la fanfare des « Gueules sèches ». Ce groupe historique (94 ans, on nous le rappelle) a du talent et du mérite, c’est entendu, mais on saisit mal la transition. Les premières images et propos introductifs du reportage insistent d’ailleurs sur le costume des musiciens. Cela aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. La suite du reportage est plus bienveillante et fidèle : on montre en quoi la formation consacre l’intergénérationnel, l’amateurisme (au sens positif du terme !), le partage, la solidarité, les rencontres… Fin du reportage, retour en plateau avec Françoise Etay. Sans autre transition ni commentaire. C’est à se demander si le reportage ne restait pas en magasin, ou si le responsable de l’orchestre n’a pas fait faux bond aux journalistes sur le plateau de l’émission.
A.M. : « Françoise Etay bonsoir, merci d’être avec nous. Alors les musiques traditionnelles sont peu médiatisées. Au Conservatoire de Limoges, 200 personnes sont inscrites au département des musiques traditionnelles. Comment expliquez-vous cet engouement, s’il y a un engouement ? »
F.E. : « Je pense que les musiques traditionnelles sont attractives en elles-mêmes, par leur matière musicale, c’est-à-dire que ce sont des musiques dynamiques, et des musiques de partage aussi. Des musiques qu’on joue pour un public qu’on voit, qu’on touche, avec lequel on vit des soirées de danse, de bal… Et ça compte beaucoup, je pense, pour la motivation des gens qui se lancent dans l’apprentissage d’un instrument. »
En dépit des éléments lancés tous azimuts par la présentatrice, le décor est planté par Françoise Etay. Sans attendre non plus un monument de vulgarisation culturelle, on s’attend donc à voir un reportage qui illustrera autant que les « Gueules sèches » l’ont fait, combien la musique traditionnelle rassemble et enthousiasme les publics qui la connaissent. Et donc, combien cette intervention télévisée doit dissiper la « méconnaissance ».
L.R. : « Alors quels types d’instruments sont enseignés dans votre département au Conservatoire, des instruments oubliés ? »
F.E. : « Pas oubliés de tous (rires collectifs), puisqu’on n’a pas besoin de faire de publicité… »
L.R. : « Oubliés des plus jeunes ? »
F.E. : « (…) Les gens qui participent au bal ne les ont pas oubliés, on a violon, on a vielle à roue, on a aussi danse, on a chant, on a culture musicale, on a des ensembles, de l’occitan. »
L.R. : « Donc y’en a pour tous les goûts. »

Ça se durcit. Voilà le moment classiquement attendu où ressurgissent les vieux poncifs.Françoise Etay s’accroche et combat les caricatures (trop) attendues.
A.M. : « En Limousin on a beaucoup de bals, de concerts le week-end. Est-ce que vous pensez que ça contribue à faire venir ces 200 personnes tous les ans dans votre département ? »
F.E. : « Oui, c’est des musiques qui s’entretiennent, par le contact avec le public. Je pense qu’il y a à peu près en moyenne deux trois bals – peut-être plus – dans la région, tous les week-ends. »
Angélique Martinez semble un brin plus positive et donc iconoclaste que son collègue. L’objectif est bien d’aider l’invitée à aller au bout de sa démonstration, c’est plutôt sain pour une invitation télé régionale, censée valoriser les initiatives locales, non ?
Mais là, patatra. Le frêle mais prometteur échafaudage s’effondre. Alors que Françoise Etay apparaît de nouveau à l’écran pour développer sa réponse, une incrustation sur l’écran se greffe à côté d’elle, présentant sans aucun texte d’appoint un cercle de danseurs plutôt âgés (ce n’est pas un mal en soi mais on attendait la preuve de la diversité des 200 élèves). De surcroît, dans une petite salle, sans public. On nous montre donc un groupe folklorique, et non un groupe de musique traditionnelle. Encore un rappel de la distinction – merci Wikipédia : « elle se différencie de la musique dite folklorique car elle ne vise pas à montrer le passé d’une musique (avec costumes, etc.), mais à faire vivre les musiques appartenant à un patrimoine de culture populaire dans l’actualité : chaque groupe ou musicien peut s’approprier la musique à sa manière, en cela influencé par son environnement culturel et social, et la faire vivre. Les trois concepts essentiels dans la définition de la musique traditionnelle sont donc l’ancrage socio-culturel géographique, la transmission et la re-création. »
L’absence de changement d’attitude chez Françoise Etay nous fait comprendre qu’elle ne voit pas les mêmes images. Encore pire. Les questions continuent toutefois. Bien que maladroites, elles sont plutôt intéressantes et pertinentes, c’est ce qui contribue une fois encore au décalage criard et pathétique.
L.R. : « Il y a des musiques spécifiques au Limousin ? Des bourrées limousines… »
A.M. : « Un vrai patrimoine ! »
F.E. : « Oui, oui, un vrai patrimoine, peut-être plus que dans le répertoire, dans la façon dont il a été joué. Je pense que ce qui colore particulièrement notre patrimoine, c’est une certaine dynamique. »
L.R. : « Le style limousin ? »
F.E. : « Oui, je pense que le style limousin est plus dynamique que celui des régions voisines (rires collectifs). »
L.R. : « On va pas s’en plaindre ! »
F.E. : « … et c’est souvent plus rapide aussi, pour ce qui est de la bourrée. »
A.M. : « Alors en revanche, tout le monde n’apprécie pas cette musique traditionnelle, est-ce que vous pensez que ce patrimoine est menacé aujourd’hui ? »
F.E. : « On a des avis différents sur la question. Je pense que le Conservatoire et notre département ont contribué à conserver beaucoup de choses, je dis ça en toute modestie, mais c’est une chose qu’on m’a souvent dite. On a quand même attiré… On a des jeunes qui potentiellement peuvent venir de toute la France, c’est parce qu’ils veulent approfondir cette pratique, et après eux ils iront rejouer dans d’autres régions, ce qui fait que notre patrimoine est assez connu des spécialistes. »
Jeu de questions-réponses assez logique, ambiance très cordiale. Françoise Etay insiste sur ce qui fait l’originalité et l’attrait de notre musique traditionnelle. Ne manque plus qu’une illustration !
L.R. : « Merci Françoise Etay d’être venue sur ce plateau nous présenter votre travail au Conservatoire de Limoges. Restez avec nous. »
On y vient ! On va découvrir les élèves, les bals, le discours des familles séduites par le trad, celui de ceux qui ne le connaissent pas encore mais pourraient s’y retrouver, ceux qui écoutent Nolwenn Leroy depuis longtemps sans savoir qu’elle ne serait rien sans Alan Stivell ou les sœurs Goadec, ceux qui écoutent Jean-Jacques Goldman, Véronique Sanson ou Olivia Ruiz et se souviendront que la vielle à roue habille leurs albums sans en faire des objets archéologiques. Las. C’est désormais un « gros plan sur un groupe folklorique régional ». Pas d’introduction, toujours pas de transition. Et surtout pas d’illustration. On va nous montrer « L’Eglantino do Lemouzi », qui semble là-encore devoir avant tout sa présence au journal par sa fondation en 1933 (presque aussi bien que les « Gueules sèches » !)
L.R. : « (…) cette troupe participe à maintenir les traditions grâce à ses costumes et ses danses. L’Eglantino do Lemozi est devenue une référence ! »
Mais… référence de quoi ? Françoise Etay apparaît subrepticement une dernière fois dans le champ, puis le reportage est lancé. On ne la verra plus, même si on lui a demandé de rester !
Voix off : « Les acteurs de ce groupe foklorique prennent un malin plaisir à revêtir la blouse, le tablier ou bien encore la coiffe, le fameux barbichet pour les dames. Chaque danse, chaque chant est un retour dans l’histoire des gens d’ici. L’Eglantio do Lemozi est une espèce de mémoire vivante des traditions du pays. »
Ou comment favoriser la confusion. Qu’est-ce qu’une mémoire vivante ? De l’histoire de quelles générations parle-t-on ? En quoi est-ce faire preuve de malin plaisir que de revêtir les costumes d’antan, sinon jouer à se déguiser ?

Christiane Rabret : « C’était les danses qui égayaient les soirées, les veillées (…) ça donnait un peu de joie je pense. Et puis les bourrées, ça se fait aussi je pense pendant dans les veillées. »
Voix off : « Lors des répétitions, si l’ambiance est forcément légère, l’implication des danseurs et danseuses est totale. Une fausse note malgré tout : l’absence de jeunes adeptes, ce qui pourrait un jour, peut-être, remettre en cause la pérennité de la troupe. »
Jean-Louis Bardou : « Pour les faire venir, bon on essaye bien, mais, c’est pas… Est-ce que c’est pas pour eux, une coutume, une tradition ? C’est à nous aussi d’aller vers eux. Mais bon, c’est très difficile quand même d’avoir des jeunes. »
Voix off : « Au rythme de deux répétitions par semaine, L’Eglantino do Lemozi prépare activement ses prochains spectacles. Ils sont programmés partout en France. »
Et la dernière intervention de Louis Roussel, se voulant sans doute connivente, consacre définitivement l’assmilation journalistique entre l’interview et le reportage : « Démonstration du style limousin ! ».
Les trois erreurs du plateau télé
L’échec du message initial, et donc de la séquence toute entière, s’appuie en fin de compte sur trois erreurs.
1. On a montré ce que les gens attendaient de voir. Avec ce reportage qui associe explicitement l’interview de F. Etay et le groupe folkorique, la « musique traditionnelle » reste associée à une époque, une génération, mais aussi et surtout un message réducteur : montrer la tradition comme cliché d’une époque donnée (disons la première moitié du XXe siècle). Une conception potentiellement moins incluante que la véritable définition de la tradition, qui en soi est mouvante, relative et donc adaptée à tous et de tout temps. Sur Internet, on retrouve des discussions animées sur le sujet, où l’on comprend très bien que le folklore a acquis une connotation péjorative à partir du moment où il s’est revendiqué comme représentation figée d’une tradition, et non comme expression vivante et incarnée de cette tradition. Ici, l’enseignement de la musique traditionnelle du Conservatoire est donc assimilé à une commémoration assez caricaturale d’un passé révolu (encore une fois ce n’est pas un mal, mais ce n’était pas du tout le propos de F. Etay qui a construit sa présentation sur le thème du partage et de la création !). En plus d’être fausse sur le plan ethnographique et culturel, la présentation télé l’est aussi sur le plan moral et factuel car les musiciens de l’Eglantino do Lemouzi n’appartiennent pas au Conservatoire de Limoges !
2. On a nié le message initial, rendant totalement incompréhensible le propos de l’invitée, mais aussi le rôle de la télévision locale… et même celui des musiciens folkloriques ! En effet, Françoise Etay parle d’une pratique publique, collective, accueillante, novatrice et unique par son dynamisme, alors qu’on met en image l’inverse. La télévision est censée valoriser un patrimoine, une réussite méconnue, une richesse locale ; or, si on insiste sur les 200 élèves, sur les instruments propres au Conservatoire de Limoges, pourquoi ne les voit-on pas et y préfère-t-on une image d’Epinal ? Enfin, les musiciens folkloriques de l’Eglantino sont les autres victimes du reportage, il faut le dire. Si personne ne les a sans doute forcés à concéder les menaces qui pèsent sur le devenir de leur formation, pourquoi les avoir assignés à cette illustration très (trop) attendue, qui ne les sert en rien et ne peut que renforcer la caricature ? Cet enchaînement plateau-reportage est donc contradictoire.
3. Moralement, le résultat questionne l’honnêteté du produit télévisuel, en mettant en parallèle de façon relativement cavalière, sans commentaire ni écrit ni oral, les propos de l’invitée, qui s’est efforcée de montrer en quoi la musique traditionnelle pouvait concerner tout un chacun, et ceux des musiciens folkoriques ne sachant plus quels mots trouver pour déplorer l’absence de considération des jeunes – et au-delà du grand public – à leur égard. L’intervention finale du présentateur consacrant définitivement cette indélicatesse. Le propos de Françoise Etay a donc été assez grossièrement et doublement ridiculisé, par la contradiction de fond tout juste évoquée, et par le procédé de montage peu sincère et déontologiquement limite.
Le résultat est terriblement contre-productif. On voulait prouver la musique traditionnelle comme ouverte, rassembleuse, optimiste ? C’est raté ! Or, des jeunes, il y en a ! Des groupes dynamiques, il y en a ! Des festivals ouverts à tous, il y en a !

Des jeunes (et pas que) dans un bal trad en Haute-Vienne, septembre 2015. (c) L. D.


Balaviris 2015 à Eymoutiers.
Triste exemple des effets dévastateurs de l’image quand elle est considérée comme preuve en soi. Le totalitarisme de l’image, meilleur engrais des préjugés, aurait-il encore de beaux jours devant lui ? Il n’est pas ici question d’accuser ad hominem les présentateurs du journal et de mettre en cause leur bonne foi – accordons-leur sans rancune le bénéfice du doute. Sans la justifier, la faible médiatisation de la musique traditionnelle peut expliquer la grande maladresse du montage. En dépit de quelques remarques encourageantes, les présentateurs ont-ils eux-mêmes changé d’avis sur la question traitée par le reportage ? On craint que non, plombés par les images qu’ils ont diffusées. Plus triste est l’impact potentiel sur le grand public, qui ne sera certainement pas incité à sauver l’Eglantino, pas plus qu’il ne sera curieux d’aller voir si le Conservatoire parvient à cultiver autre chose que de l’entre-soi. Plus grave encore : que pensera-t-il de l’intérêt de financer publiquement ces musiques ?
Je repense à France Trad, cette parodie de chaîne de télé que mon amie Claire et moi avions mise en œuvre (dans nos têtes) pour nous prouver combien le trad était aussi un truc de jeunes. Je repense, plus en amont, à tous ceux qui ont porté le renouveau du folk, dans les années 70 et 80, quand ces musiques héritées, revivifiées, remodelées, étaient pourtant plus que n’importe quelle autre musique la quintessence de la jeunesse, du renouveau. Et je me dis qu’il y a encore du chemin à parcourir pour le faire admettre. Ce plateau télé était une occasion en or pour montrer que le trad est une musique du présent. Que d’énergie faudra-t-il pour compenser l’effet de cette séquence bien malheureuse !
La moindre des choses ? Un reportage honnête et contextualisé au département de musique traditionnelle du Conservatoire de Limoges !
Ci-joint, le courrier que j’ai envoyé ce jour à France 3 Limousin.
Bravo tout de même à Françoise Etay qui avait pu saisir une rare occasion de présenter le travail du Conservatoire à heure de grande écoute et de tenter de rétablir certaines vérités !
EDIT : en l’absence de réponse, relance effectuée le 4 juillet 2016.
Ce que vous en pensez…